Blaise Perrin ouvre son film en super 8, la pellicule attitrée des années 70, la couleur de Casimir et des points de Seurat mélangée aux baigneuses de Boucher, la couleur des jours heureux. C’est la ville de Tojinbo. Jolie petite station balnéaire d’un Japon idéal où il faisait bon vivre au temps du miracle économique. Trois décennies plus tard, quoiqu’aussi modeste de taille, la petite Tojinbo est devenue grande désormais. Une grande mégapole. Celle du suicide.

Second plan. Vidéo. Des pins, encore des pins. La grève de Tojinbo. La brise marine. Le ressac. Un paysage rafraîchissant, cette pinède, ah! le spot de rêve pour passer l’été en amoureux ou quand on a besoin d’inspiration. On dirait presque un spot publicitaire. La nature est toujours plus belle quand il n’y a personne, n’est-ce pas ? Mais en voix off : le périple d’un couple qui l’emprunta il y a quelques mois pour se jeter du haut de la falaise, comme tant d’autres, environ 600 depuis 30 ans. Ah! quel bout en train, ce Perrin, tout de même! Peu de villes peuvent se vanter d’avoir leur croisette, leurs Champs Elysées à eux. Mais Tojinbo a bien le sien. Le vrai. Celui peuplé de fantômes. Le Japon croit aux fantômes. Et cette avenue en est pleine. Pour qui sait voir. Lui sait voir ça. Il n’a pas peur des fantômes.

Bien sûr les anges n’existent pas. En tout cas, ils ne sont pas flics. C’est cette atmosphère contraire aux contes de fée et surtout contraire au bon goût qui constitue la sensibilité de Perrin, qui croit surtout en la bonté comme une vertu mystérieuse. Il a trouvé un paysage de cartes postales au Japon pour retraités mais qui constitue surtout un beau plongeoir pour mourir ! J’ai toujours pensé que Perrin avait la qualité d’un cinéaste : beaucoup d’humour, caché, noir, bien sûr, sa couleur préférée sans doute parce que le noir n’est pas une couleur, et qu’il a vu dans le noir littéral (son livre sur Justo Gallego) comme dans l’apathie de son lieutenant retraité, sauveur de retraités justement, un remède au désespoir.

Il n’est pas la Gaumont, ni Hollywood, Perrin. Il ne va pas sortir les violons. Comme cela s’est déjà produit sur le sujet. Un livre, un film ont été faits. Ils étaient français. Et les français tournent le dos à la mort. Ils ne connaissent que le trépas qu’ils abhorrent.

Lui, ne fait pas dans le mélo. Il a en partage avec les finlandais et les japonais la culture du silence. Fait rare chez nous. Il sait que parler, c’est taire aussi. Je lui posais la question, en bon français que je suis : Mais comment vas-tu parler de la mort sans la montrer ? En photographe, qu’il m’a répondu. Ce qu’il est. Naturellement. Un homme qui montre. Et laisse advenir les choses. Remonter les couteaux de la vase.

C’est-à-dire en dessinateur d’un genre nouveau. C’est-à-dire en croquant les contours (mais pas pour l’objet en soi qui l’intéresse assez peu, Perrin).

Car nous, nous voyons d’ordinaire ce qui est entouré, mais lui (et c’est une particularité de ce garçon) il perçoit les objets comme le contour inversé de quelque chose de plus grand qui nous fait en général prendre le petit ensemble pour le grand. Lui, Blaise, elle ne l’abuse pas, l’apparence ! C’est presque un platonicien égaré parmi nous, en plein XXI ° siècle. (À ce sujet, voir son livre l’Ouvrage, il ne montre pas la cathédrale ; sa photo suggère ce que Justo retire à la nuit, à la force, à la matière, et donc prend d’elle.) Il a fort bien compris qu’elle ne se montrait pas plus, la mort, que le dieu caché de Justo. Dieu n’est pas lumière. Mais obscurité. Douce. Protectrice. Qui embrasse. Nous comprend plus que nous la comprenons. Nous subsume, nous inclut. Aussi, en japonais d’adoption, ou platonicien post moderne, il a compris qu’elle était partout dans le paysage, la civilisation du hagaku accessible désormais aux masses japonaises, le courage des samouraïs de se donner à la nuit, et que ce paysage de fleurs de pins, de carte postale était un paysage de rêve pour suicidés, un bon spot pour disparaître, se désintégrer dans l’écume. Il sait que la lumière ne montrera jamais l’être, la vieille matrice de la vie, que la paix de l’endroit était habitée et que cette brise respirait un souffle de fantômes.

La face de la fée Mélusine a pris la tête d’un keuf à la retraite quasi éteint, si ce n’est le fumeur de clopes invétéré qui révèle en lui un pacte secret avec la dernière cigarette de tous ces condamnés.

Ce type, Shige, fut autrefois un enfant.

Et Tojinbo lui a donné les joies simples de la pêche aux crabes et aux coquillages. Soixante ans plus tard, ce que la mer lui a donné de bonheur, de sérénité, à ce sage shintoïste déguisé en flic de la criminelle, lui-même déguisé en retraité affable, tente de le redonner aux plus démunis. Pour lui, Tojinbo reste le lieu des plus beaux couchers de soleil du Japon. Il s’en est tellement abreuvé, enfant, de ce soleil, que sans le savoir, sous sa mine de vieux matou désabusé, il est devenu lui-même solaire et a redonné en 13 ans un peu de lumière à plus de 586 ténébreux candidats à la mort volontaire.

Coupez le son. On croirait qu’il a gardé l’habitude de traquer les junks et les petits fumeurs de joints à la petite semaine dans les fourrés, et on imagine mal des policiers à la mode de chez nous nous tancer autre chose que : veuillez circuler, monsieur, c’est interdit de rester là par arrêté municipal, mais lui n’est pas la police municipale : lui, est plus du côté des gens que garde-côte et finalement moins gardien de la paix qu’ange-gardien par vocation, c’est un avatar, Shige, celui d’un des 700 moines soldats de l’antique ville de Tojinbo. Dont il se moque au début pour mieux nous abuser. Il est peut-être Tojinbo lui-même, repenti.

Ah! quel bout en train, ce Perrin, tout de même ! (Lui ne s’est pas laissé abuser.) Le Japon croit aux fantômes. Et l’avenue de Tojinbo en est pleine. Pour qui sait voir.

Lui sait voir. Il n’a pas peur des fantômes.

Ce style résume la sobriété et l’humour très discret mais dévastateur d’un artiste aussi raffiné que pudique. C’est lui qu’il fallait pour comprendre la subtilité de la culture de la mort au Japon.

Blaise Perrin, l’ironiste doux, qui sait donc que l’essentiel ne se dévoile pas. En photographe qui développe encore son film, il est resté attaché au négatif. Aux contours. Qui nous font moins apparaître qu’ils nous détachent finalement de ce qui est infini, et qui nous fait être. Notre mère. La nuit.

Arnaud Mazurel